Nouvelles du front

La bataille avec soi
Est la guerre lasse

Elle est écoeurante
Mais la guerre incorpore ça

Les parties ne brandissent pas
De couleurs adverses

C’est inutile dans la cohue
L’observateur s’en accommode

Et dès lors, sa méthode pour voir
L’agrippe à un muscle

Dont l’appartenance
Est une question très abstraite

À ce stade-ci de la guerre
L’observateur n’est qu’un badge

Il visite les muscles
Épinglé au hasard du combat

Et dès lors
Ce qu’il pourra dire du combat

Nécessite l’arrêt du combat
Cela va de soi

Mais la bataille avec soi
Est la guerre lasse

Et, hélas, elle dure.

Sans date, Douarnenez

Particulier cherche à louer quelque chose avec vue

La grosse boule est devenue si petite
Avons-nous grandi ?

Nous réclamons d’avantage de lumière
Avons-nous sombré ?

D’où vient que la maison ces jours-ci rétrécisse ?
Que la lumière du tungstène se mette à respirer ?

D’où vient que le monde ce matin
Cligne comme s’il allait claquer ?

D’où vient que ce type
Se fasse tellement passer pour moi ?

D’où vient qu’il faille, dis-moi
Pour descendre au plus sourd

Et tant se dévorer
Et tellement tourner sur soi

Quel secret d’amour, ma nuit ?
Dis-le, dis-le moi, tout bas.

2 octobre 1993, 30 août 1995, Gourlizon

Tête de lecture

N’est-ce pas prodigieux
Ces livres lisibles
Après tant d’années ?

N’est-ce pas prodigieux
Ces tonalités intactes
Nuancées, chacune
De leur gravité singulière
Active, amoureuse ?

N’est-ce pas prodigieux
Ces livres empreints
De musique libérable
Tandis qu’en bruit de fond
Les siècles grésillent ?

N’est-ce pas prodigieux
Ces livres lisibles
Sous la tête de lecture ?

Sans date, Douarnenez

La grâce est un fauve

On est en novembre
Il est deux heures de l’après-midi
Marée basse, froid dimanche

La plage fait une plaine
La mer fait la baie
Une jeune femme se donne l’eau froide

Elle est nue, elle avance
Toute la baie lui ceint le ventre
Un haussement d’eau la déhanche

D’une volte-face, debout, tranquille
Elle déboutonne ses cheveux
La grâce est un fauve

Il est deux heures de l’après-midi
La mer brode tout au bord
Avec une âme de squale.

10 janvier 2000, Douarnenez

Toujours soleil

Tu l’as revu tout à coup
Accoudé près de l’écluse
Accoudé vers midi
Dans les bruits carnivores

Ton ami est revenu
Sauf l’une de ses jambes
Ta main lui passe au travers
Réfléchis pour parler

Dans les bouillons du sas
Un animal doux respire
Mais tout voudrait brailler
Oublie tes futures phrases

En bas les sœurs scintillent
La mère crevure, la mère cloche-pied
Tu leur jettes un caillou
Rien n’a changé

Toujours soleil et toujours l’air
Mer et nuit et villes sommaires
Campagnes sous la pluie
Toujours vivre à moitié

L’eau dégringole la rivière
Avant la mer un jour entier
On donne aux machineries solaires
Ce même halo de gaz brûlé

Au bout d’un moment
Plus rien du cœur ni du siècle dernier
Plus personne sur l’écluse
Un beau jour de fichu.

1984, Besançon

La vie migre

Parfois, dans les tubes de peinture, grouille
Empêtrée d’huile, une vie que la toile accueille

Sans savoir que j’allais à moi
Je vins vers vous, par les crocs

L’avenir est vide, c’est délicieux
Puis d’innombrables songes tracent

Je vins vers vous, je ne mène à rien
Mais je peux me seconder

Ma fée marche, le bois se déplace avec elle
Rien ne m’est précieux comme sa fraternité.

Sans date, Douarnenez

A la gare

Non
Je ne m’ennuie jamais
J’observe
Je suis assis sur un banc
J’attends qu’un wagon passe
Rien ne presse
Les jours naissent pour rien
Mais d’ennui non
Jamais
J’attends
Plus ou moins
C’est un wagon
C’est une gare
C’est une pieuvre
Elle renifle
Elle gambade
Sur le quai
Puis change
D’idée
Sans prévenir je veux dire
Qu’est ce que j’imaginais ?
Ça clapote un peu
Je suis à la gare
Assis
C’est un bathyscaphe ici
Ça bourdonne
L’air est tout saturé
De petites racines increvables
Je pense à cette femme
Depuis combien de jours
De… bon sang !
Où est passé l’ordre de mission ?!
On traverse une couche
De menus poissons
Je pense à elle
Qui passe tout entière
Par le hublot du fond
Sans foutre de flotte partout
Pourquoi
Ne descendrait-elle pas du wagon
Tout juste maintenant ?
Un deux
Je passe la serpillière
Un, deux
Circuits de touché
À cause de la pression
Les fuites s’allument partout
C’est toute une affaire
D’aller vider les seaux
Mais d’ennui non
Jamais
La loco grince
Sur les rails
Je suis assis
Au bout du banc
J’observe à nouveau
Les femmes
Ont l’air d’avoir été couturées
Les hommes
Ont l’air
D’habiter sous terre
Un trou chacun
Et la vaste épaisseur
Ça passe au jaune
Sur le quai
La pieuvre explose
Il y a
Ces affiches de publicité
Pleines de soifs amusantes
J’observe ma tête
Amusée
Sur une vitre qui passe
J’ai meilleure mine
De jour en jour
Je m’ennuie
De moins en moins.

Sans date, Lons le Saunier

Deux semaines de fichues

Au matin du lundi de la deuxième semaine
Dieu se lève de mauvaise humeur
Vient-il d’entrevoir
Que son plan de paix sera carnivore ?

Au matin du mardi sur la jeune planète
On offre sa chance à toutes les tentatives de faciès
Tonalités d’être et compagnie
L’atmosphère est un tendre emballage

Au matin du lendemain, quelqu’un balance
Son coeur imbibé d’essence au jardin d’avril

Au matin du jeudi
Naît l’organe de la langue
La parole est la face visible du monde
Une sorte de démangeaison courante : ça finira mal

Au matin du suivant démarre l’âge
Et sarcle la ficelle des corps où la vie s’ensache

Ce soir, au sous-sol, dans la patience d’étayer
Rôde une main légère, affûtée
Je désire à nouveau la confusion, dit-elle
Je suis libre, impulsive, initiale

Au matin du samedi, les idées s’ampoulent
Observent une minute de silence :
C’est une chose impossible
On entend tout l’apprentissage

Tout l’appareil de l’idée fixe est en place
Il s’alimente comme une arme
Par l’arrière, dés midi
Son point de mire est l’aveu

À seize heures, un poisson s’échoue sur la plage
Et quelqu’un d’une autre espèce lui cause tout bas

Un autre supplie derrière lui :
« Trempez- moi dans les galets si durs »
Étant chacun Dieu fonce de l’un à l’autre
Incessant cortège de naissances

Mais quelquefois même le chien est à un cheveu
De dire ce qu’il en pense

Certes, son suicide ne serait pas une solution
Mais Dieu peut-il s’éterniser dans les solutions ?
Au matin du dimanche, aucun silence
Non, rien de silencieux

Les choses iront donc de choses à poussière
Avec un phénomène parfois de luminescence

Dès la nuit suivante
Les secrets vivent au sous-sol
Avec une bande de soleils nains : c’est fait
Deux semaines de fichues

Au matin du lundi de la troisième semaine
Dieu commence à tout foutre en l’air
Au loin, s’ébranlant avec leurs bagages
En rêve, les muscles et les cristaux.

Sans date, Douarnenez

Ciel de givre avec fantôme

Au début de l’après-midi
Nous sommes sortis de la maison

Nous avons croisé un gars
Qui n’a pas tout de suite vu

Ma tête de Nouvel An
Moitié barbeuse moitié rasée

La brume fait sa journée
L’air est un bain de givre allumé

La route descend du village
Nous traversons quelques bois

En parlant peu et puis un pré
Les bruits vivent très peu ce jour-là

Puis je rencontre cet arbre
Dont la tête échange avec l’air

Diverses formules de buées
Moi j’échappe à tout, sauf au frisson

Aussitôt l’air effiloche
De si vieux airs

Que mort à l’instant
Je serais l’un d’eux

Mais jusqu’ici rien à dire
J’entends pousser du sang.

Décembre 1991, Jura