Collectage de lumière le long du Trieux, Trev en breton, petit fleuve des Côtes d’Armor.
On est bien obligé de dire petit fleuve.
Si dans ses derniers kilomètres et avec l’aide de la marée, le Trieux a des ampleurs compatibles avec l’idée que l’on se fait d’un fleuve, il a le plus souvent des airs de rivière, voire de petite rivière, surtout l’été, avec ses quelques mètres de largeur et son peu de profondeur.
Mais c’est donc un fleuve, cette rivière qui se dilue dans la Manche derrière l’archipel de Bréhat.
Les images de ce collectage résultent d’un reflet à l’extrémité de la lumière solaire, dans l’infrarouge, que notre œil ne perçoit pas.
La chlorophylle des plantes, des arbres et des algues la renvoient vers le capteur photographique qui ne sait la traduire autrement qu’en blanc.
Le spectateur identifie tout de suite qu’il s’agit d’une photo, et pas d’une photo en noir et blanc.
Mais sans l’explication du geste technique, sans doute s’agit-il d’une transposition un peu étrange, peut-être collectée dans un autre espace-temps. Celui d’un autre éclairage — et en effet.
Les rives du petit fleuve sinuent pendant 72 ou 73 kilomètres, bordées de routes, de rails, chemins de halage, passerelles… Elles s’embroussaillent, s’encaillassent, s’envasent.
Les troncs des arbres sapés par l’érosion se vautrent au travers du courant. Les barrages des moulins résistent, témoignent d’une ancienne dépendance à la force hydraulique.
Si le petit fleuve traverse Guingamp, Pontrieux, et entre en mer sous Loguivy, le végétal est omniprésent.
Je ne suis pas le premier à produire des images pour témoigner d’un état des lieux.
Dans les années 30, François Ménez (1887-1945), originaire de Saint-Clet, marche en Bretagne et publie des récits.
Les éditions Caligrammes rassemblent dans les années 80 les textes issus de ses promenades le long des douze principales rivières bretonnes — dont le Trieux.
Au virage du siècle, le peintre Jean-Nicolas Cornélius (1943-2021), dont les racines familiales sont à Bréhat, croque quelques 53 moulins et publie Les moulins du Trieux, une promenade de Kerpert à l’île de Bréhat : état des lieux du patrimoine en 1999.
Plus récemment, le cinéaste Jean-Louis Le Tacon, originaire de Pontrieux, filme pour ses 73 ans les 73 kilomètres de sa descente du Trieux en kayak.
Les 24 épisodes de cette exploration sont accessibles en ligne et témoignent en 2020 de la vitalité du petit fleuve et de ses riverains.
En 2020, presque par hasard, je descends sur une rive du Trieux avec le dispositif photographique de Rudnia, une de mes séries sur la zone interdite de Tchernobyl.
Pour chaque image, plusieurs dizaines de photos assemblées dans un logiciel ad hoc fournissent la définition nécessaire à l’impression d’un panorama de plusieurs mètres.
Variable suivant les années, mon collectage sur le Trieux comprend aujourd’hui 200 images de grand format et se poursuit, dès que la lumière et mon emploi du temps le permettent.
Quand on marche le long d’un cours d’eau, on ne peut jamais être que sur l’une des deux rives. L’autre s’échappe.
En réalité, tout s’échappe le long du Trieux : le paysage évolue d’une année sur l’autre, selon le niveau d’eau et les arbres tombés, phénomène peut-être le plus flagrant de la transformation des lieux.
Les images conservent donc des états successifs.
Un dixième d’entre elles, peut-être, me fait une impression supérieure : un certain équilibre esthétique sort ces panoramas du simple relevé photographique et de sa fonction utilitaire pourrait-on dire.
Dans quelques années peut-être, l’eau libre changera-t-elle de régime, se fera plus rare, moins visible. Ou bien sera-t-elle devenue désastreuse.
Ou bien n’y aura-t-il guère qu’un changement biologique dans le cours du petit fleuve.
Sur les rives, la temporalité des hommes paraît parfois plus brusque. Des bâtiments disparaissent, des activités. D’improbables rénovations sauvent des lieux dévolus à la ruine, semblait-il.
Si la résolution de ces images énormes (la plus lourde assemble 400 photos) permet de zoomer et d’aller compter les brins d’herbe sur la rive opposée, quel spécialiste aura jamais l’utilité d’un tel corpus ?
Peu importe à vrai dire. Si parcourir les rives du Trieux n’a rien du dramatique de Tchernobyl et de sa pseudo-stupéfaction radioactive, fixer l’instant anticipe sa disparation, sa transformation, sa mue. Et ces images le fixent en détail.
Bien entendu, les réductions présentées ici n’en rendent pas compte. À défaut de grands tirages, une exposition numérique de ces panoramas réclame un dispositif dans le lequel le spectateur pourrait zoomer et dézoomer et qui reste à mettre en place.
Les humains que l’on croise le long du Trieux sont de plusieurs sortes : des habitants, des promeneurs, quelques professionnels.
Les anciens moulins, quand ils ont survécu, sont devenus des domiciles, les pieds dans l’eau.
Les pêcheurs déplorent la disparition de la truite, la raréfaction du saumon qui remontait.
Dans l’un de ses épisodes, Jean-Louis Le Tacon évoque cette exigence des ouvriers agricoles du début du siècle dernier qui réclamaient par contrat de ne pas manger de saumon plus de deux fois par semaine. Ça laisse pantois.
Images & texte : Pascal Rueff
Production L’Agence du Verbe, Plouëc-du-Trieux, @ 2020-2025
Photographies réalisées dans l’infrarouge (720 nm) ; assemblage APG
Reproduction interdite
Carte mise à jour le 7 juillet 2025, 34 images