Tête de lecture

N’est-ce pas prodigieux
Ces livres lisibles
Après tant d’années ?

N’est-ce pas prodigieux
Ces tonalités intactes
Nuancées, chacune
De leur gravité singulière
Active, amoureuse ?

N’est-ce pas prodigieux
Ces livres empreints
De musique libérable
Tandis qu’en bruit de fond
Les siècles grésillent ?

N’est-ce pas prodigieux
Ces livres lisibles
Sous la tête de lecture ?

Sans date, Douarnenez

Mange-boucle

En bas, une table, un type dans nos âges
Se cure l’oreille en bras de chemise

Contre-plongée sombre, très lente
De nombreuses rampes d’escalier convergent

Une issue de secours tire-bouchonne l’arrière-plan
Remonte une à une les personnes

L’affluence est moindre aux heures de nuit
Mais ce récent bureau déjà ne ferme plus

La table doit provenir d’un théâtre
Le type doit provenir d’un théâtre

Aussi sonore, l’escalier doit provenir d’un lycée
Ces plaignants viennent d’en ville

Par des descentes de cave personnelles
Volées de marches un rien grasses

Il n’est pas question d’expliquer
Comment s’emboîtent autant de bulles

Mais le fait est que chaque plaignant
Noyaute un certain volume étanche

Et quoique les trajets convergent
S’interpénètrent et s’englobent

Tous ces blocs d’air amniotique
Tendent à rester familiers, bien compacts

Du moins dans les premiers temps
De la descente, qui est courte

Car il est vrai qu’autour de la table
L’atmosphère s’étale, inhabitée

Et quoiqu’absolument fatale
Aux spires dont on vient s’extraire

Sa formule, brevetée, est sans incidence
Sur l’intimité du plaignant

À cet étage crucial, l’Agence entretient
Toute l’absorption nécessaire

Et puis deux couples d’oiseaux sérieux chassent
La moindre spore de ritournelles

Il y a autour de la table une belle aura
De beau trou noir et tout y passe

Le type entend douze ou trente plaintes, rote
Décroche : un autre plaignant prend sa place.

(An Ividic, 26 septembre 2008, 10h55, 1er juillet 2010, 0h12, Keraudren, K, 17 janvier 2021)

Saoul

En ce temps-là, ma mie, nous étions saouls
Mais comme aussi bien demain l’eau pure
Pourra nous sembler venimeuse
Ou les repas de grains, ou la droiture

Il n’y a rien, ma mie, pour endurer
Très longtemps nos efforts d’écorcheurs
Aucun credo de très haut cours
Un ongle actif à peler les vernis

En ce temps-là, ma mie, nous étions saouls
Pour un oui, pour un nan, toujours à cran
Ouvriers peleurs de la peau du mur
Très bien payés par l’idée de l’amoindrir

Il n’y a rien, ma mie, pour endurer
Longtemps nos efforts d’écorcheur
Aucun bond, mais tu sais bien, ma mie
Il y a qu’à la fin nous nous fatiguons.

2-3 novembre 2007, Colognac

Monstre

Le monstre est un quadrupède
Handicapé par ma seule taille

Conçu pour disloquer
Il hoche à tout va, veut servir

Réduire, émietter, répandre
Plus rustre que lui

Un bête programme le lance
Au pied de nos petites idées

Un autre instinct l’ambitionne
De nous dépanner gratis

Pour l’heure, ce zinzin mobilise
Une bonne part de nos kilojoules

On cherche à l’évanouir en douce
À coups d’ampoules d’amour : peste !

Il n’y a guère que nos insomnies
Pour agir un peu et l’ankyloser

L’écriture l’ennuie
La lecture le barbouille

Quant à lui ôter le courant :
La foutue trouille du court-jus

L’élevage de ces énergumènes
Devrait être interdit aux enfants.

An Ividic, 15 septembre 2008, 11h32

Vent

On est allé sur ta tombe avec Suzanne
Et tout son siècle, vers onze heures

Le cimetière est entré dans Sigean
Ou bien la ville s’est étalée

Jour de gros vent capable
De chambouler les poubelles

En emportant le bruit, tu sais
Je voulais te dire quelque chose, pépé, mais…

On ne pesait pas assez pour tenir tête
Et Suzanne avait son air de trop petits pieds

Plus tard elle me demanderait si nous avions parlé
Quand nous étions si légers sur terre.

8 novembre 2007, Douarnenez

Notion du temps

Je n’ai pas la notion du temps
Je fume sur le seuil du labo

Il pleut parmi les grands arbres
Les gouttes étaient moins longues avant

Pause parmi les équations coûteuses
À teneur élevée en nœuds

L’agenda vient de sauter
Je n’ai plus la notion du temps

Mais les labos sont raccordés
Quelqu’un va bien sonner

Il y a chaque jour dans le journal
Un signal net et précis

Il tombe des traits de vitre
Les arbres ont l’air de couler

Je me souviens d’un ou deux chapitres
D’un rêve attachant

La nostalgie du plein soleil
On y travaille, je n’en veux pas

La nostalgie, non, je n’en veux pas
Je fume sur le seuil du labo

Je mijote un coup, un casse
À la banque du langage

La fin de la clope est synchrone
Avec l’effacement du sas

J’ai l’air d’y retourner
Mais je traîne un peu

On pourrait me l’ôter
À l’arrache-dent, ma planque

Mais pour l’instant
Je n’en fais pas l’étalage

J’ai commencé à me glisser
Dans le fil des phrases

Ce n’est pas une raison suffisante
Pour m’incarcérer dans plus petit

Je n’ai pas la notion du temps
Mais tout tient dans l’alphabet.

13 août 2007, Kergloff-Vihan

Chant du couloir

Un bâtiment public au bord de la zone
Les lattes du parquet dans le couloir

L’air a été vidé de tous les minuscules
Et les courants de pensées pendent

Nous y jetons des seaux de langue molle
Et des flots d’air passés par le cœur

Et parfois leurs rebonds sur les murs
Nous éclaboussent de valeur

Et parfois nous donnent l’impression
De laver du collé

Et parfois nous hausse un peu la langue
Et nos serpillages laissent des serpents

Vivants verts délicats pleins d’eau
Vivants verts nus et respirants

Sur le parquet ciré de l’école
Un couloir d’ombres au bord du trou.

23 mai 2006, Douarnenez

Le vol de la chouette

Nous avons appris
À donner du bout du doigt
Un bord aux choses
À consolider dans l’action
– Déplacer la chaise –
La netteté provisoire et faramineuse
Du monde lumineux
À fourrer dans un mot
La table ou pire la lune

Nous avons vu
Quelle distance considérable
Et l’exemplaire solidité
De notre condition
Nous empêchaient d’entrer
Dans la rugosité
Du plateau rouillé
De la table en fer
De nous pencher
Sur son bord vertigineux
De voir au-delà du vide
De la couleur

Et puis nous avons su
Que les lacis du langage
Et la capsule des mots
Feraient une ruche
À l’ennui
Or la lune nous montra
Le vol de la chouette
Et son parfait silence
Passage d’une lame
À portée de bras
Dans cette grande eau plate
Où nous respirions
– Une eau de fumée -.

22 juillet 2005, Guimaec

Rudnia 2.0

Creusez un fossé d’une dizaine de mètres de profondeur sur un périmètre, disons, d’environ quatre-vingts kilomètres et commencez tout de suite à faire circuler la rumeur que le territoire de la colonie est une sorte de monstre impensable dont la moindre morsure (ou l’haleine même) transforment la chair humaine en un bois très dur, idéal pour la lutherie de haut niveau…

Croyez-moi : il n’y a que la légende pour glisser dans les siècles une idée durable. Il n’y a que le tabou pour glisser dans l’avenir une colonie viable.


Arthur S. Grevnitch, Après-demain, page 84

S’exposer

L’exposition « Zona / S’exposer à l’inconnu – Échantillons de Tchernobyl » associe dans une quarantaine de diptyques des images monochromes réalisées sans optique, un texte fragmentaire tiré du carnet de bord, des éléments audiovisuels et quelques vrais objets (livre scolaire, dosimètre allumé, carte).

Ligne d’alimentation du complexe nucléaire ЧАЗС, Ukraine

Les images jalonnent la route empruntée chaque jour entre le lieu de résidence et la forêt de Rudnia, en zone contaminée. Quelques unes proviennent de la zone du réacteur. Elles sont obtenues par l’effet direct de la lumière sur le film photo, dans une boite étanche percée d’un trou minuscule (sténopé).

l’appareil photo de Zona

Ces images rustiques résultent d’un temps de pose souvent long, dans une zone où le temps ne rythme plus la présence humaine, mais mesure plutôt la dose de rayonnement. Si les débits de dose indiqués ici restent faibles, au-delà de 0,3 microSievert par heure ils suffisent à rendre ces territoires inhabitables.

45 km au sud-ouest de Tchernobyl