Ohne gesichte

Lorsqu’enfin je me risque à descendre
Dans le tourbillon mou de la nausée

– À cette époque-là de la nuit
Nous sommes passés, petites bulles

Dans le code interstitiel du monde
Dédale de vitrines miniatures inventives

Quoique circonscrites par notre seule acuité
On est un microscope immergé, là-dedans –

Ma nausée est une plaque tournante
Soumise à la gravité d’un trou

Je n’ai pas de ventre alors
Je n’ai pas de ventre, où est-il passé ?

J’ai le bassin relié à la cage thoracique
Par deux bras de lobe distendus

Et la grande nuit noire, vaste milieu
Et la grande nuit noire à nourrir

J’y verse la fumée, les aliments, l’action
Chaque jour de la vie n’y peut suffire

Qui m’a fichu cet appétit dans le sang ?
Qui m’a dédié à la famine ?

Il serait bien temps de rallier
Quelque part un continent

Il serait bien temps d’employer nos forces
À s’injecter dans les vitrines

Avec toute la volupté nécessaire
Et selon chaque circonstance de matière

Fut-ce au cœur mou de la nausée
Ohne gesichte, ohne gesichte

Perdre là-dedans l’idée de faire carrière
Dans une certaine solidité de soi.

19 septembre 2007, Ouzouer-le-Marché, sur la route

Déluge

Il pleut depuis trois mois
Tout est glissant, mouillé, glauque

Le ciel est bas, le ciel est lourd
Même l’indigène renâcle

Où s’ébrouer dans la brouillasse ?
C’est ça : où s’ébrouer ?

Les bois d’ouvrage sont imbibés
La terre lourde hyper grasse

Les foins pourrissent, les égouts
Djasent, les nations gambergent

On s’éclabousse, on glisse
On se tasse, on s’enfonce peu à peu

On pronostique, on sacrifie
Pourquoi a-t-on toléré la chimie ?

Dans les aliments pour chiens
Et jusque dans le tabac

Quand on y pense, un vrai vertige
Un petit siècle de blouses blanches

Et tout est glissant, mouillé, glauque
Déjà trois mois de bourbe et d’embarras.

30 juillet 2007, Kergloff-Vihan

Rivière

Chaque fois je voudrais être calme
Comme un arbre et tremper

Dans toutes les dissensions de l’air
Et parmi tous les plis de la rivière

Et tout dilater dans la cuisson
Et tout ramasser dans l’hiver

Mais quelques fois je voudrais
Tomber je voudrais tomber

Chaque fois quelque chose jaillit
Qui me ferait tomber

Et chaque fois la chaise se dérobe
Qui me ferait tomber

Et rien ne se passe et j’ai
Chaque fois l’air de brûler du précieux

À survoler les chaises
Tandis que je voudrais tomber

Chaque fois je cours après les fusées
Foutues courses dans l’avenir

Des vingt prochaines secondes
Trente hypothèses saugrenues

Trente combinaisons de chimie
Et trois et trois font vingt points virgules

Quelques fois ça pourrait tomber
Restriction générale de l’électricité

Mais je commence à me connaître
Et via quatre ou cinq lubies je fonce

La vie est courte la vie est bien faite
Acheter vendre et la vie migre

Ou bien je rebondis contre
Un atome de tourisme intégral

C’est-à-dire de nudité totale
C’est-à-dire de parfaite déconfiture

Quelques fois je voudrais tomber
Quelques fois je voudrais tomber

Et puis quelque chose passe
Un peu de temps passe

Et il n’y a que nu qui m’aille
Pour tremper comme je veux.

14 juillet 2007, Castelfranc

Défonce

Le lourd chalutier de guerre
Est sur sa rampe de lancement

Il n’est pas neuf, mais c’est pour lui
Le moyen sûr de gagner la mer

Ce matin, le moteur est insuffisant
On le pousse, on le force, on l’emballe

On n’y croyait plus
Enfin, le bâtiment s’ébranle

La rampe n’est pas disposée face au large
Mais perpendiculaire au quai d’en face

Le lourd chalutier de guerre
Entre dans l’eau à une vitesse infernale

Traverse le chenal sans le sentir
Traverse le quai d’en face : on s’épouvante

Les bâtis s’écroulent
Des parts d’immeuble tombent

Des fenêtres s’ouvrent
Sur la vie des gens, sur des chambres

Les rangs de murs s’affaissent
On craint pour toute l’existence du quai

La proue du navire emballé
Rien, jusqu’à ce jour, n’a pu l’arrêter

On nous présente un couple
Dans une chambre éventrée

Une assez grosse fée noire
S’active à nous le présenter

Lui est habillé à la mode bourgeoise
Des velours et du gras

Elle est toute jeune et son regard
Un peu flou, un peu perdu, un peu en dedans

Nous avertit qu’on a dû l’enfermer
Que penser de tout ceci, que penser de cette affaire ?

La charge du blindé a donné de l’air
Ce matin à une pauvre personne.

20 février 2006, Douarnenez

Burn Body Fat

Toute la peau pince
En dedans, se souvient

Des perspectives
De lumière crue

Intacte parmi l’ogre
Dont nous fûmes

Poignées de cheveux
Dans des galops crétins

Et je commence à voir

Ce que ce sera
L’hiver de la vie

Un poison plus massif
Que cet abrutissement-là

Moins passager
Que ce glacis sur la vitre

Notre petit imbroglio
Se sera tout dilaté

Demandez-moi d’où je suis
Par là, du système solaire

L’été pyrolyse chaque fois
Les cumuls de gras.

4 janvier 2006, Douarnenez

Sur la comète

On a tracé nos plans
À la pointe sèche

On s’entraînait
Pour le passage de la comète

On a crissé des dents
Sur les pains de glace

On ne savait pas
Qu’on aurait du fragment

Quand elle passerait
Avec son aplomb de migrateur

Au-dessus des messes
Et des ouvrages ardents

Ce n’est pas si grave
On a laissé des miettes

Sur le glacier
Du monde durable

On a eu nos aigreurs
Et nos toux de moteur

Dans l’appareil enténébré
Des jours ouvrables

On a bien compris l’apesanteur
Je ne sais plus dans quel secteur

On n’a jamais changé de masse
Seulement d’intensité

On s’essayait à la plongée
Et au vol habité

On s’était fatigué des plans
On optait pour l’eau froide

On s’entraînait
Pour le passage de la comète

Et quand elle vint
Dans les bois de sapins

Nous avions l’étrave à la chasse
Quelque part en quête

De la furie, de la muscade
Du dernier hydrocarbure

On plantait dans les grumes
Nos dents de brise-glace

Et la chair fraîche des arbres
Affolait les résines

La comète fit une fronce
Aux sangs mous des sèves

Nous eûmes à peine le temps
De recoiffer les cimes

A peine le temps de laisser aux morsures
La faible médecine de nos excuses

Et les arbres alarmés par notre bêtise
S’épousseter de leur mystérieuse tendresse

Nos talons d’os battants
À peine le temps

De gagner l’orbe de la comète
Avec bien d’autres nocturnes.

2 septembre 2005, Douarnenez

La sieste

Une pointe d’éternité
Dimanche de juin

Le réveil est réglé
Pour une heure de sieste

Mais je n’arrive à rien
Flotter entre deux eaux

Il sonne et je l’arrête
Et m’endors enfin.

26 juin 2005, Douarnenez

Europe

Au mur du café s’affichent
Ce visage de femme très slave

Et cet écorché de la terre
Pâle planisphère colorié

Qui a dû donner
Des becquées de géographie

Aux buveurs de café froid
Et aux appétits d’oiseaux

Dans ce visage très slave
Pelisse noire jusqu’à la joue

Saisi par Corbeau, photographe,
Plus pénétrant qu’une fumée

Les yeux ont le même clarté
Que l’ivoire dans l’ébène

La formule de l’appel
Un jaillissement d’ex-voto

De la carte au visage
On passe à travers elle

Radiographie de l’Europe
Continentale inconnue

On passe à travers le portrait
De cette femme sophistiquée

Aux racines du monde
Compliqué, à son embouchure

On voit les planches
D’anatomie coloriées

Les tissus, les dorsales
Les secrets faux, les effets

Du sang, du derme
La tectonique de la peau

Happées par l’imprimeur
Pour la pédagogie du cerveau

Il n’y a pas sur la terre
De continent plus large

Davantage de distance solide
Davantage d’horizon

Barré par la poussière
On y descend –il n’y a pas de fond-

Aspiré par le regard
De cette femme-oiseau

Au mur du café s’affichent
Ce visage de femme très slave

Et cet écorché de la terre
Pâle planisphère colorié

Dont la bouche surdessinée
Saisie par Corbeau, photographe

Ne prononcera pas
Le moindre mot

Dont la bouche intense
Au moindre soubresaut

De la terre ou aux environs
Du souffle ou de la peau

Saurait tout traduire
Résille de miel et de neige

De la langue allusive
Des buveurs d’effroi

Aux touts petits
Cliquetis d’oiseaux.

5 avril 2005, Lannion, au vu d’un portrait d’Isabelle Huppert, par Roger Corbeau

Les olives

Les grands joueurs à la retraite
Se montrent en public
Ils n’ont pas perdu la main

S’amusent à garder l’œil
Et le geste efficaces, ils suivent
La balle jusqu’à l’impact

Puis, l’audience les lasse
Et ils se lancent dans la politique
Ou fédèrent leur nébuleuse

Un auditorium porte leur nom
Et pour ce groupe en stage
La chose est d’importance

Mais quand il faut sucer le sein
De Madame Sagan, l’amateur
Renâcle avec un air très mâle

Ce pli de peau lui suggère
On ne sait trop comment
Le sein d’une femme enceinte

Là-dessus, l’auditorium s’ébranle
Passage d’une armada rageuse
À la verticale des verrières

Il faut se mettre à l’abri dit
Le personnel du lieu (que l’on paye)
Inquiet pour de vrai

Nous voilà dans la rue arborée
Une colonne militaire rabote
La chaussée, ne bronchez pas

Mais le caporal arriéré qui ferme
Le convoi balaye de notre côté
D’un éventail de balles incisives

La jeune femme est touchée
Salement au ventre et sans
Broncher, tombe dans l’herbe

Qu’on la couvre d’un manteau
De laine, non je vous assure
Celui-là convient : il est plus coloré

Et maintenant qu’il faut l’opérer
Avec les doigts des mains sans doute
Et naviguer dans les bulles

On en retire une grande poignée
D’olives assez vertes et camuses
Tout va bien, là, tout va bien.

15 décembre 2004, Douarnenez

Ce matin

Ce matin ma petite fille
Vient me dire j’ai faim

En à peine une seconde
Mais plus dense, bien plus dense

La réalité recristallise
Le corps klaxonne, je suis couché

Dans le rêve, farci de santé
Je m’affairais, et quelques autres

Sur une planète éponge
Extraordinairement vivante

Où nous bossions d’arrache-pied
À lui faire grimper la gamme

De l’orange sanguine
Ou quelque chose comme ça

En à peine une seconde
Mais plus dense, bien plus dense

La planète orange reformule
– Et les distances n’ont plus d’usage –

La pièce où je dors, les lames
De lumière jetées par le volet

La voix de ma fille, l’oreiller
La couette, l’air, la mouche d’hier

Que nous avons bien traité
Je rêvais -longtemps j’ai cru vivre-

Dans ces sortes de circonstances
Je cherche à savoir l’heure

Mais ce n’est pas la peine
La journée a commencé.

12 août 2004, 8h22, Douarnenez