L’examen Moyak

Photo Pascal Rueff

ACTE 1 SCÈNE 1

[Hotesse]
Qu’on le veuille ou non, deux choses vont être autorisées : le cannabis, anxiolytique d’un excellent rapport fiscal, et, l’euthanasie, pour nous soulager du fardeau des retraites.
La question n’est plus de savoir s’il faut ou s’il ne faut pas, mais à qui s’adresser pour un service de qualité, je veux dire, tant pour l’excellence technique que pour le tact.
J’ai une vieille maman et quand il sera temps, je veux lui offrir un service à la hauteur du dévouement qu’elle a toujours manifesté à mon égard. Quoi de plus normal ? Il n’est pas question qu’un robot lui fasse l’injection.
Euthana point go est le premier service international, cent pour cent efficace et toujours humain.
Euthana point go. Quand il le faut.

ACTE 1 SCÈNE 2

[Sasha]
Chers audiospectateurs, bienvenue dans l’Examen Moyak, l’émission qui sauve la vie… Enfin, j’espère !
Ici, Sasha Olganovna, en direct de [nom de la salle] à [nom de la ville]
Le projecteur psychosonore est piloté ce soir par l’excellent maître Kabân — le sanglier ukrainien —, fin prêt à vous assister — on l’applaudit !
Vous le savez, nous ne faisons pas reculer le chômage, nous faisons progresser l’homme. Et un homme à la fois, ce n’est déjà pas si mal…
Ensemble, nous allons tenter de supprimer un chômeur, ensemble, nous allons tenter de lever un homme.
À l’issue de cette émission, deux choix tout simples : ou bien le candidat vous a plu et vous lui donnez le job, ou bien le job est vendu aux enchères et nous nous partageons, cher public, le bénéfice…
Notre sponsor est une ONG qui rachète les accidents nucléaires, Nouvelle Agence Coloniale invite à planter l’avenir, et Nouvelle Agence Coloniale ne fait pas les choses à moitié. En jeu ce soir un djob comme on n’en fait plus plus tout, à tel point, cher public, que je vous mets au défi d’en deviner la durée…
Eh… On dirait qu’à [nom de la ville], on n’ose plus rêver…
Ce soir, l’examen Moyak sort de son chapeau — dites-moi que cette émission est indispensable —, un poste de 3 MOIS ! Trois mois en plein air pour un candidat masculin !
Ahhh ! Les dames sont chaudes…
Notre candidat a trente-cinq ans, il a été techno-cadre dans le secteur bancaire, il a déjà eu deux enfants normaux, aujourd’hui tutorés par l’État… Bravo !
Il ne sait rien du djob, il nous montrera son âme, il nous dira son prix… Vous serez son pèse-personne, vous direz s’il mérite le djob !
Il se dit prêt à tout…
Mais en a-t-il les couilles ?

ACTE 1 SCÈNE 3

[Sasha]
Imaginé par Ernest Moyak, mis au point par l’Institut Technologique, l’examen Moyak libère l’âme humaine.
Grâce à une clé sonore extraite de l’ADN, l’âme du candidat se manifeste sous une forme audible, tout à fait troublante…
Ensemble, nous allons passer une heure dans la peau d’un autre. Délice, cauchemar ?
Dans une heure, je vous pose la question critique : vous a-t-il convaincu ?
Dans une heure, son âme vous a régalé et c’est gagné pour lui.
Ou bien dans une heure, son âme vous a déçu et nous expédions ce cauchemar dans l’espace infécond !
Vous êtes dans l’Examen Moyak, l’émission qui pèse les âmes, l’émission dont vous êtes Dieu par intérim, l’émission cent pour cent 3D. Ici Sasha Olganovna. Restez connectés.

ACTE 1 SCÈNE 4

[Sasha]
Jeudi dernier, c’était un djob de maintien de l’ordre sur les plages nord-est du Japon, où les fantômes créent des situations… L’âme du candidat Thierry Batalo attrapait le public avec sa terrible musique de contention… Extrait.

[Hôtesse]
Ce lieu de diffusion culturel participe à l’effort gouvernemental de remémoration Stop Alzheimer : le résumé du dernier examen. J’ai beaucoup aimé le candidat…

[Thierry Batalo]
… Non, je dis que mon essai musical pour la contention des fantômes japonais est un trompe-la-mort, et rien d’autre, et qu’il ne peut pas servir à déprimer pour de vrai des fantômes japonais, fussent-ils tellement énervés ou déjà si tristes qu’on leur donnerait illico un bras, si l’on pouvait se l’ôter proprement, et quoique rendre à des fantômes le goût de la viande ne soit pas, je crois, une idée à mettre entre toutes les mains, n’importe quel chien peut le comprendre. À vrai dire, ne confinez pas les fantômes, et même laissez-les hanter les ministères. À vrai dire, ne leur jouez pas ma petite musique pour les tenir en laisse.
Mais d’accord pour un authentique contrat de dix heures et deux repas par jour. Ou trente-cinq kilos de raviolis plus deux gratuits, oui comme vous voulez…

[Hôtesse]
Il vivait seul
Avec sa femme
Au trou du monde
Depuis longtemps
Deux vieux
D’outre raison
Si longtemps
Qu’en octobre
Il est mort
Trois-quatre jours
Avant que
Nous le sachions

ACTE 1 SCÈNE 5

[Sasha]
Candidat d’hier, candidat de demain…
Quand nous aurons visité le candidat d’aujourd’hui, le monde aura-t-il fini de tourner ? Non cher public, alors voyons le menu de la semaine prochaine…
Volontaire pour l’examen Moyak ?
Vous avez eu deux pages pour me dire pourquoi vous vouliez passer l’examen.
Vous avez trente secondes pour que j’y croie…

[Andréa]
Lot, numéro, 17
Futur candidat numéro 1

[Candidat 1]

[Andréa]
Futur candidat numéro 2

[Candidat 2]

[Andréa]
Futur candidat numéro 3

[Candidat 3]

[Sasha]
Laquelle, lequel, passera sur le grill la semaine prochaine ?
Candidat 1… Qui a faim pour le candidat numéro 1 ? Faites du bruit s’il vous plait…
Candidat 2…
Candidat 3 maintenant…

[Hôtesse]
Le candidat numéro 2 l’emporte…

[Sasha]
C’est un charmant jeune homme, vivement la semaine prochaine…
Mais retour au présent.
Mesdames et messieurs… notre sponsor du jour !

ACTE 1 SCÈNE 6

[Sasha]
Il fallait l’oser ! Transformer les accidents nucléaires en zones libres pour y planter de nouvelles formes sociétales. C’est le pari phénoménal de Nouvelle Agence Coloniale…
Virginie Romersse, vous dirigez la filiale Europe de Nouvelle Agence Coloniale, vous revenez d’Ukraine où vous posez les bases d’une prochaine colonie, je crois. Comment ça se passe là-haut ?

[Virginie Romersse]
Bonsoir. Oui, eh bien, nous venons en effet de boucler un autre protectorat de cent kilomètres carrés, pour y planter d’ici deux ans, une open colonie, oui…

[Sasha]
De quelle nature, Virginie Romersse ?

[Virginie Romersse]
Pardon ?

[Sasha]
Une colonie de quelle nature cette fois, Virginie ?

[Virginie Romersse]
Oui, écoutez, nous négocions avec le gouvernement et ça se passe assez bien, donc elle sera probablement du genre flag and forget…

[Sasha]
À oublier donc…

[Virginie Romersse]
Oui, « plante et oublie », notre modèle le plus étanche. C’est rassurant pour nos partenaires.

[Sasha]
Virginie, vous comptez sur le redoutable pèse-personne de l’Examen Moyak… Vous cherchez un expérimentateur, je crois…

[Virginie Romersse]
Oui, nous avons besoin d’un reproducteur mâle, pour les tests sanitaires préalables. Les conditions sont rustiques, avec un contrat de trois mois fermes. Mais attention : si tout marche, ça pourrait devenir un contrat à vie…

[Sasha]
C’est du délire… Il n’y a pas de reproducteur en Ukraine, Virginie Romersse ?

[Virginie Romersse]
Si-si, bien sûr, mais la loi sur le brassage des gènes autorise 2% de Français. Le mélange améliore la résistance. J’espère que L’Examen Moyak nous dénichera la perle rare…

[Sasha]
Comptez sur nous, Virginie. Rendez-vous dans un petit quarante minutes maintenant.
Les zones radioactives font peur. Elles offrent pourtant des conditions plutôt propices à la vie, si l’on considère les difficultés de la conquête spatiale…
Tout de suite, le publi-reportage…

[Hôtesse]
À vingt-et-un ans, il a eu le choix : filer dans l’espace et tenter de coloniser des mondes brûlés ou bien se cramponner sur terre avec des idées neuves. Il n’a pas tellement hésité. Nous allons coloniser des endroits devenus difficiles, la question n’est plus de savoir s’il faut ou s’il ne faut pas, mais à qui s’adresser pour un sacrifice de qualité.
Nouvelle Agence Coloniale opère sur la terre-mère une conversion harmonieuse des zones contaminées. Montez votre propre communauté et créez la colonie de vos rêves. Nos utopies ont de l’avenir.
Nouvelle Agence Coloniale. Nous avons un avenir.
Inscrivez-vous sans attendre sur nac point solutions.

[Sasha]
Risque très faible à faible, grand air, indépendance, filles superbes, pour un job de reproducteur…
Hé ! Mais dites-moi… Un vrai calvaire !
Voilà mon offre : trois mois d’insémination à l’ancienne dans un pays haut en couleur.
J’appelle Victor Lipch, le candidat que l’Examen Moyak vous propose de libérer du chômage.

ACTE 1 SCÈNE 7

[Sasha]
Vous n’avez rien entendu…

[Victor]
Non, à propos de quoi ?…
On m’entend là ?

[Sasha]
Nous accueillons Victor, trente-cinq ans, veuf, deux enfants, au chômage depuis…

[Victor]
31 juillet 2012. Matricule F-Y-19-37-82-54-6

[Sasha]
Vous êtes un chômeur authentique, vous êtes compétent, fiable, vous êtes drôle, votre candidature nous a convaincus. Vous jouez ce soir pour un job en plein air.
Vous aimez la nature, Victor ?

[Victor]
Non, évidemment non.

[Sasha]
Ça commence fort, vous avez du caractère…
Victor, vous avez choisi de passer l’examen dans l’environnement d’épreuve « bouillon »… Comment vous sentez-vous dans le bouillon ?

[Victor]
J’y pense depuis que j’y suis : comme un poisson rouge dans un p’tit bol. Avec un chat dans les parages. Je sens que la température baisse…

[Sasha]
Hum… Votre âme est tracassée, Victor, c’est tout à fait normal ; ce malaise indique que le contact est établi. Ça disparaît quand la pompe démarre.
Victor, dans l’environnement bouillon, vous êtes en direct depuis le caisson ultra-derme de l’Institut Technologique, les spécialistes vous préparent. Nous avons bien reçu votre échantillon de sperme… Il est magnifique ! Tout va bien se passer, Victor.
Victor ?

[Victor]
Ça baigne.
Hé, salut grand frère…

[Sasha]
Ne touchez pas au système…
Nous allons vous explorer avec la meilleure acuité possible, vous avez pourtant le droit de nous cacher quelque chose.
Avez-vous quelque chose à nous cacher, Victor ?

[Victor]
Heu… oui, je voudrais utiliser mon joker… pour l’année de mes neuf ans.

[Sasha]
Cette période sera ôtée de la projection, je vous en fais le serment.
Victor, votre candidature nous a plu pour son côté pragmatique. Vous voulez lancer le site dnonce.com, le site pour dénoncer sans se prendre la tête…

[Victor]
Non-non..
Le site existe…

[Sasha]
Dites-nous tout, Victor…

[Victor]
La fraude, c’est toujours un manque à gagner pour quelqu’un. Donc, ce quelqu’un peut bien laisser un p’tit pourcentage pour récompenser la bonne information.
On connaît tous des fraudeurs… Et on a tous envie que l’information circule.

[Sasha]
Victor…

[Victor]
Vous vous connectez, vous dénoncez, vous touchez. J’espère que mon passage dans l’émission donnera envie aux gens d’essayer.

[Sasha]
Victor, je suis sûre que l’Examen Moyak sera le trampoline dont vous rêvez, mais est-ce que ça ne pose pas une question morale ?

[Victor]
Quelle question morale ?
C’est la guerre, non ? Je dois nourrir deux gosses pour le compte de l’état et mon travail a disparu.
Et puis la fraude entretient les conflits médiocres. Les gens survivent au lieu de donner des coups de pied au cul…

[Sasha]
Est-ce qu’il ne vous arrive pas de tricher quelquefois, Victor ?

[Victor]
Hé… Écoutez, je suis dans le bocal, la température baisse, dans cinq minutes, je serai … ben, à poil, à poil devant tout le monde… Question triche, on fait mieux, non ? Merci de ne pas l’oublier tout à l’heure. Je ne sais pas ce que ce donnera la visite, mais n’oubliez pas que nous sommes sûrement un peu cousins ! Faut jouer en équipe !

[Sasha]
À propos d’équipe, en 2012, vous êtes allé en Ukraine…

[Victor]
C’était pour la coupe d’Europe. On a gagné d’assister à la finale avec mon frangin. C’était cinglé…

[Sasha]
Vous avez même fait l’excursion à Чорнобиль, la célèbre station atomique…

[Victor]
Vous savez, j’ai un peu tout vu avec deux-trois grammes…
Mais avant d’arriver à la centrale, il fallait descendre du bus, et là ça m’a scotché. C’était vert, les arbres, l’herbe… Le frangin a dit : ils font des essais de fin du monde… Mais moi, je suis resté planté là une éternité, parait-il. Il a fallu me remonter dans le bus.

[Sasha]
Ça ne vous fait pas peur, Victor ?

[Victor]
Quoi donc ?

[Sasha]
La radioactivité.

[Victor]
Mes gosses sont faits, j’imagine que ça va.

[Sasha]
Vous n’en voulez plus ?

[Victor]
De quoi ?

[Sasha]
Vous ne voulez plus d’enfants, Victor ?

[Victor]
Si-si. J’aimerais bien en élever un ou deux moi-même. Mais faut les nourrir. Si le site marche, ben, on verra… Je n’ai plus trop pied là, je flotte…

[Andréa]
La psychopompe, démarre.

[Sasha]
Il est temps, candidat Lipch…