L’examen Moyak

Photo Pascal Rueff

ACTE 2 SCÈNE 1

[Choeur]
Il est temps de procéder aux dispositions légales. Parlez très distinctement.
Candidat Lipch, vous vous soumettez à l’examen Mo-yak de votre plein gré…
Vous savez que votre âme va courir jusqu’aux casques, vous savez qu’elle va s’extirper de vous, et entrer dans l’espace collectif… et vous l’acceptez…

[Victor]
Oui.

[Choeur]
… Vous ne savez pas pour quel job vous jouez, vous ne connaissez pas la durée du travail, et vous ne savez pas où le sponsor vous expédie ?

[Victor]
Non, je ne sais pas.

[Choeur et Sasha]
Et vous êtes bien d’accord ?

[Victor]
Oui.

[Choeur et Sasha]
Voulez-vous dire tout haut que vous avez les idées claires et que vous acceptez ?

[Victor]
J’ai les idées claires et j’accepte…

[Sasha]
Victor, vous avez conscience de ce qui est en train de se jouer ?
Vous allez être connecté, tout à l’heure vous serez peut-être idiot, ou très triste… Ou pire… Vous le savez ?
Nous sommes entre nous, là… Maître Kabân n’a pas encore mangé la clef… Vous pouvez encore dire stop. Tout le monde comprendra.

[Victor]
Non, c’est bon. Je veux dire mon prix.

[Sasha]
Le candidat veut dire son prix…

[Choeur et Sasha]
Que son âme nous séduise et il lui sera donné ce qu’il demande.
Candidat, quel salaire demandez-vous pour ce job ?

[Victor]
Je demande une femme.

[Sasha]
Nous sommes… sonnées… Le candidat Lipch demande une femme…
Bonne chance, Victor.

ACTE 2 SCÈNE 2

[Laborantine 1]
Température ?

[Laborantine 2]
Stable

[Laborantine 1]
Pression ?

[Laborantine 3]
Concrète

[Laborantine 1]
Incision

[Victor]
Aaaahhh… !

[Laborantine 1]
Extrusion

[Laborantine 2]
Extrudé !

[Laborantine 1]
Expulsez la clé

[Laborantine 1]
Clé conforme ?

[Laborantine 3]
Conforme…

[Laborantine 1]
Le sujet est prêt, Madame.

ACTE 2 SCÈNE 3

[Victor]
Oooh… faites comme vous voulez…

[Sasha]
Dieu a inventé le galet, il le trouve parfait et pendant quelques millions d’années, ça lui va bien.

[Victor]
On n’est pas mariés, non ?

[Sasha]
Un matin, il a envie de mettre au monde un truc fragile, vulnérable, et de voir comment ça pourrait s’en sortir.

[Victor]
On a quelques divergences ?

[Sasha]
Il avait dû rêver.

[Victor]
Certes.

[Sasha]
Il attrape le galet et le rend tout mou. Il ne faut pas trente-six minutes à Dieu pour voir que ça n’a pas d’avenir.

[Victor]
… Mais faites-la votre vie ! Voilà.

[Sasha]
Alors, il met de l’amour par ci, de l’amour par là, et ça finir par faire un truc ambitieux.

[Victor]
Et merde aux avocats… Mon âme se prend pour un avocat, figure-toi.

[Sasha]
Et pendant tout le dimanche, ça l’éclate bien cette petite méduse amoureuse…

[Victor]
Genre : appuie-toi, c’est du hérisson…

[Sasha]
Et en fin d’après-midi, il dépose la créature au bord de la mer…

[Victor]
Toi, le type là, à la tête de sanglier…

[Sasha]
En deux secondes, le ressac la déchire sur les cailloux.

[Victor]
Mon grand frère dirait : je t’ai à l’oeil, hein…

[Sasha]
Pendant le million d’années suivant, Dieu invente la mélancolie, s’y vautre, l’explore à fond.

[Victor]
Qu’est-ce que je fous là… ?
Ah ! Y a un chat dans la p… ?

[Sasha]
Un jour, il retourne au labo et rebricole la méduse. Il lui dit : « ma cocotte, t’as deux minutes d’espérance de vie et la faculté merveilleuse de te débrouiller dans la vie ».
Dieu lui file un peu d’amour et lui dit : « je ne sais pas, tâche de te reproduire ».

ACTE 2 SCÈNE 4

[Sasha]
Alors la petite méduse dit : « Oh, la vache » et donc, elle y va.

[Alfred]
Vous n’auriez pas une cigarette s’il vous plait ?
Non, avant j’étais chez un gros gros fumeur… et j’aimais ça

[Andréa]
Maître Alfred Tomo-tzi, l’âme du candidat

[Alfred]
Mon client est un type assez intéressant…
Il est né en 1981 dans une famille sans histoire, sa vie est banale.
Mais la première chose à savoir est que je n’ai rien demandé.
Il n’est pas très confortable, et je ne suis pas ravi de devoir vous le vendre.
Bon. Mon client est ingénieur, il est expert en statistiques dans le secteur bancaire, si vous voyez ce que je veux dire. Une femme l’a trouvé à son goût et mon client a rempli ses obligations biologiques. Leurs deux enfants sont en assez bonne santé, si bien que l’État les a pris en charge. Mais bien sûr, mon client doit payer la lourde pension alimentaire, ce qui, vous le savez, n’est pas de la tarte. D’autant que sa femme est morte maintenant et qu’il est seul.
Ouais…

ACTE 2 SCÈNE 5

[Alfred]
Donc petit a.
Petit a, petit a…
On pourrait arrêter ce cinéma, s’il vous plait, mademoiselle ?
Donc, il faut travailler. Chaque journée passe à payer la précédente. Ou la suivante. C’est une tension permanente. Vous connaissez ça.
Nous sommes un peu anxieux de la boîte aux lettres, nous tâchons de prendre une douche par semaine, le football nous excite…
Nous détestons les mouches…
Écoutez, faisons simple.
L’enverrez-vous ?!
Lui donnerez-vous ce qu’il demande ?
Mais pourquoi pas, au fait ?
Mon client ne vous a rien coûté.
Et quand bien même il n’irait pas… vous n’irez pas non plus.

ACTE 2 SCÈNE 6

[Alfred]
Excusez-moi, une voiture gêne… Non, je plaisante.
Je dois vous entretenir d’un détail.

[Andréa]
Maître Alfred Tomo-tzi

[Alfred]
Petit b, petit b…
Il nous est arrivé un truc qui devrait tiédir votre jugement. Mon client est allé se murger en Ukraine à l’occasion d’un raout de foot… Bon, il est allé se détendre…
Donc, mon client arrive à Kiev et, par un concours de circonstances dont vous voudrez bien excuser l’invraisemblance, le voilà parti en bus dans le coin de Tchernobyl, où des visites payantes sont organisées.
À l’occasion d’un arrêt pipi, tout le bus met pied à terre, et mon client se trouve soudain frappé de stupeur. La verdure — une verdure ordinaire, verte…
… le subjugue, figurez-vous… Il reste planté sur le bas côté. Alors on s’interroge, on s’inquiète, je suis moi-même un peu perplexe. Il faut, pour finir, le hisser dans le bus afin d’atteindre à l’heure le restaurant.
Quelque chose, mesdames et messieurs, n’aura pas manqué de vous frapper…

ACTE 2 SCÈNE 7

[Alfred]
Ahhh !… Petit c, petit c…
Avez-vous noté combien cet épisode ukrainien rend Victor plus intéressant ?
Comment cet être terne, sans crier gare, au pire endroit, entre en grâce…
L’alcool n’est pas l’agent principal.
Je pratique le bonhomme depuis trente-cinq ans et je peux vous assurer qu’il est rentré plus propre et plus confortable.

[Une spectatrice]
C’est grâce au foot !

[Alfred]
On aimerait le croire…
Mais non, chère Madame.
Cette extase est plutôt typique d’un genre d’homme idéal…
Regardez-le faire pipi au bord de la route, sonné par l’inoxydable respiration du monde… Il flotte, il s’oublie… Il nage dans de la sensation de bonne qualité, et le voilà pacifié ! C’est l’homme idéal pour vos jobs modernes payés à coups de détentes.
Bon. Mais venons-en au point principal : ce boulot de reproducteur…
Mesdames et Messieurs…
L’extase naturelle est la seule voie sérieuse pour que son comportement trois mois là-bas ne soit pas méprisable. On ne peut pas fonder cette foutue colonie et le renouveau de l’humanité avec moins que ça.
En l’envoyant planter ses petites extases et son poireau dans la tendre diaspora néocoloniale, vous oeuvrez pour le bien commun, c’est l’évidence. Il est l’homme du job !
[Andréa]
Quelqu’un n’a pas coupé son téléphone.

[Alfred]
Dites… pour le prix d’un témoignage aussi encourageant, il est bien évident que je ne rentrerai pas tout de suite dans Victor Lipch. J’ai l’honneur d’être son âme, mais on n’est pas marié… Non, c’est moi qui raccroche. Je vous souhaite une excellente visite !
On y va…